QUÉHILLAC ET BOUVRON
DANS LA POCHE DE SAINT-NAZAIRE
Cette chronique est constituée d’extraits de l’ouvrage À Quéhillac dans la Poche de Saint-Nazaire, composé de deux parties : la vie quotidienne à Quéhillac durant la Poche ; ensuite, l’histoire de Bouvron de 1940 à 1951.
I
À QUÉHILLAC DANS LA POCHE DE SAINT-NAZAIRE
Ce récit rapporte la vie quotidienne de la famille Couëdel et d'autres familles, bouvronnaises ou réfugiées, durant les neuf mois de la Poche de Saint-Nazaire, qui se sont retrouvées emprisonnées dans Quéhillac, village bouvronnais devenu un camp militaire allemand. Ce sont des témoignages directs réunis dans une suite chronologique cohérente.
août 1944 : Le bouquet à Momo
-Tu as des fleurs, Madame Coidel ?
Le petit garçon d'environ cinq ans, cheveux châtains bouclés, tira un pli du tablier de la paysanne affairée autour d'une chaudière. En cette fin de matinée du 11 août, le soleil brûlait ardemment. Il fallait néanmoins faire cuire des pommes de terre pour la dizaine de porcs de la ferme. Madame Couëdel se dépêchait, craignant d'être en retard pour le déjeuner.
- Coidel, je veux des fleurs! reprit l'enfant.
-Tu veux des fleurs, Momo! mais pour quoi faire ?
La femme s'était arrêtée un instant, tandis que déjà se dégageait de la vapeur au-dessus du grand récipient.
-Mais pour les Américains! Ils sont à Bouvron!
La voix enfantine se faisait plus pressante, plus enthousiaste aussi.
Depuis le début du mois en effet, les armées alliées occupaient peu à peu l'ensemble de la Bretagne. Le 4 août 1944, les Américains avaient libéré Rennes et Auray; le 6 venait le tour de Redon, à quarante kilomètres au nord-ouest de Bouvron, paroisse dans laquelle vivait madame Couëdel. Nantes, le chef-lieu du département, serait libre le 12. Les Bretons exultaient, y compris les Bouvronnais; chacun préparait, en secret certes, des drapeaux pour accueillir les libérateurs.
Le 10 août, deux communes limitrophes de Bouvron avaient été libérées de l'occupant allemand. Mieux, la première patrouille française s'était même approchée jusqu'à Vilhouin, à deux kilomètres du bourg de Bouvron. Mais la ferme de madame Couëdel était à l'autre bout de la commune.
Le petit Maurice, dit 'Momo', était réfugié, depuis plusieurs mois déjà, avec toute sa famille, dans le village de Quéhillac.
La ferme des Couëdel constituait le premier grand ensemble de bâtiments du village, à droite de la route de Saint-Gildas, quand on venait du bourg de Bouvron. Elle se tenait au carrefour de la grande route et du chemin conduisant à la Mare. La ferme s'étirait d'est en ouest, parallèlement à cette grande route, au fond d'une vaste cour. À gauche, une remise en appentis abritait la charrette; dans son prolongement les étables ouvraient leur large portail de bois, au-dessus duquel une inscription gravée dans la pierre rappelait les cirsconstances de la construction de l'édifice; venaient ensuite, dans la même rangée, les bâtiments d'habitation; des ouvertures de dimensions variées, mais souvent réduites, étaient disposées irrégulièrement sur deux niveaux; les volets de bois avaient quasi perdu le souvenir de la peinture grise qui naguère les recouvrait; et tout à droite, l'écurie de la jument. Face à la porte de l'écurie, une construction perpendiculaire, séparée par une vingtaine de mètres, et recouverte de tuiles, contrairement au reste de la ferme en ardoise, clôturait la cour du côté sud-est. C'était la remise où étaient entreposés les différents outils agricoles.
Momo alla couper quelques fleurs, près du puits adossé à cette remise. Il se dirigea ensuite vers la grande route qu'il traversa. Face à la ferme Couëdel, de l'autre côté de la route, se dressait la demeure de monsieur et madame Guiné. Momo en sortit avec quelques fleurs de plus, et poursuivit ainsi sa quête à travers le village. Il visita toutes les maisons, s'adressant aussi bien aux paysans qu'aux divers réfugiés, répandant ici et là l'idée d'une proche libération.
Il courait vers les maisons de Pierre Martin quand il rencontra Joseph Couëdel, quarante-quatre ans, qui revenait des vergers. Celui-ci rentrait déjeuner chez lui, où l'attendaient sa femme Marie et ses deux enfants, Andrée, quinze ans, et Joseph, douze ans. Il était vêtu d'un large pantalon de velours brun; il avait retroussé les manches de sa chemise blanche, en raison de la chaleur; un mouchoir était noué à son cou.
- Alors, Momo, que fais-tu avec tes bouquets ?
- C'est pour les Américains! s'exclama, ravi, l'enfant qui, ayant à peine répondu, continua sa course.
- Tiens! seraient-ils donc arrivés ? pensa-t-il, et il poursuivit sa marche, songeur.
Les paysans attendaient assurément leur libération. Tous les jours, vers treize heures, Joseph Couëdel avait écouté la radio anglaise, jusqu'au 8 juin dernier, date à laquelle les Allemands coupèrent l'électricité dans la commune. C'était à l'heure du repas qu'on écoutait les informations radiodiffusées; pendant ce moment-là, personne ne parlait. Depuis ce 8 juin, peu de nouvelles, et les travaux des champs accaparaient beaucoup les paysans. Aussi ne suivaient-ils pas à la lettre, sinon par des informations lancées ici et là, les avances alliées; les réfugiés, quant à eux, attendaient fébrilement la paix pour regagner leur maison, à Saint-Malo-de-Guersac, Saint-Nazaire ou Penhouet. Qu'était-elle devenue d'ailleurs, leur maison ? Si les familles réfugiées étaient nombreuses à Quéhillac, les paysans s'y étaient fort bien accoutumés, et elles faisaient désormais partie de la communauté du village. Ils n'oubliaient quand même pas que c'étaient des gens de la ville; les usages et les valeurs n'étaient pas toujours les mêmes.
Momo habitait avec ses parents dans la maison à Pierre Martin. Son père était chaudronnier aux Chantiers de Saint-Nazaire, mais sans travail à cause des bombardements. Aussi, ardent bricoleur, il se mit à réparer les casseroles percées, les seaux à traire et tous les divers ustensiles des fermes. Cela le changeait certes du travail des Chantiers, mais comme on ne trouvait plus aucun ustensile neuf à acheter, son travail devint vite indispensable. Il fut rapidement connu pour ses réparations salvatrices; il eut ainsi aisément une large clientèle venant, de tous les environs de Quéhillac, à son atelier qui se trouvait dans une remise, au bout du village, vers la Sicotais. Il fut dès lors connu sous le sobriquet de Pierre-la-Casserole.
Joseph Couëdel entra dans la cuisine, chez lui.
Plus d'une heure après, le repas terminé, Marie Thébaud, la femme de Joseph Couëdel, prit son café; la femme, quand elle était née dans la commune où elle vivait après son mariage, n'était connue que sous son nom de jeune fille; c'était donc Marie Thébaud que chacun connaissait. Son mari et le valet burent leur goutte habituelle, de l'eau-de-vie composée à partir du cidre familial.
On se leva de table. Pendant qu'Andrée, son frère et sa mère lavaient et essuyaient la vaisselle, le patron et son valet préparaient le travail de l'après-midi. Bientôt chacun fut prêt.Tous partirent pour le verger, sauf le valet; il ne devait les retrouver que plus tard, en amenant la jument pour charger les sacs.
- Je passe devant vous! Vous me retrouverez dans la rue ès Dallibert! cria le jeune Joseph qui s'éloignait en courant. Le reste de la famille, tranquillement, tout en bavardant, traversa la route. Le bruit de leurs sabots rythmait la marche. Chacun tenait un panier, dans lequel se trouvait plié un sac de phosphate vide. Peu après avoir rejoint Joseph, ils furent interpellés par Marie Bourdin. Elle se tenait accoudée à l'huisset de sa petite maison. On pouvait lire au-dessus de cette porte la date de 1872, inscrite en lettres rouges sur un bloc de tuffeau.
-Où allez-vous ainsi ?
-Mais ramasser les pommes dans la Gagnerie des Pessays.
-Le temps de prendre un tablier et un panier, et je vous suis.
Elle referma derrière elle le bas de la porte, laissant la partie haute ouverte pour aérer la pièce commune, et permettre à ses chats d'entrer et sortir. Le groupe reprit sa marche.
La conversation allait bon train. Il était temps de s'occuper de faire du cidre. On n'en avait plus guère. Les années précédentes en effet, la récolte de pommes avait été insuffisante. Aujourd'hui, on ne ramasserait que les quelques espèces primes, et seulement celles tombées sur l'herbe. Le lendemain, on irait faire le cidre au village de l'Audrenais, chez le père Glotin, en Campbon. Pour l'heure, il était urgent de se pourvoir en boisson, les gerbiers de blé étaient en grande partie terminés. Les battages n'allaient donc pas tarder à débuter, et il se trouverait beaucoup d'hommes à désaltérer.
Arrivée aux Pessays, la petite troupe se répandit dans le verger. Mais bientôt on s'aperçut que la récolte était peu abondante. Tous gagnèrent alors, en coupant à travers les prés, la Pièce des Avettes. Joseph Couëdel fut dès lors satisfait. On pouvait remplir, de pommes jaunes, divers sacs de phosphate. Une fois qu'ils furent vigoureusement liés avec de la grosse ficelle, le valet, qui venait d'arriver, les chargea dans la charrette. Il les transporta jusqu'à la ferme, pendant que les Couëdel rentraient à pied pour la collation du milieu d'après-midi. Les journées étant particulièrement longues en été, une halte solide s'imposait: on prendrait, comme à l'habitude, des œufs durs, de la charcuterie et des fruits, le tout provenant de la ferme.
Au retour, on s'anima en évoquant les battages qui approchaient, ainsi que la libération qui semblait imminente. Même si battre le blé était une tâche pénible, cela était cependant l'occasion d'une réunion importante, qui, le soir, permettait quelques réjouissances, malgré la fatigue du travail. Bref, le proche avenir promettait d'heureux moments.
Les bouquets de Momo embaumeraient d'un parfum de liberté, demain.
août 1944 : La grande illusion
Tout en tenant des propos optimistes, les Couëdel et Marie Bourdin parvinrent dans la cour de la ferme. Les parents aidèrent le valet à décharger les sacs de pommes et à les entreposer dans l'aire entre la remise et la cuisine.
On se mit bientôt à plaisanter, des réfugiés étant venus rejoindre le groupe. Avec quels tissus allait-on pouvoir confectionner des drapeaux tricolores? On imaginait déjà les soldats alliés participant aux battages, tandis que les réfugiés regagneraient Saint-Nazaire sur des chars.
Les rires couvraient les voix. On ne vit pas s'approcher, tremblante, une vieille femme, habitant un village voisin. Parvenue au milieu du groupe, elle interrompit les propos enjoués:
-Savez-vous la nouvelle ? demanda-t-elle, émue.
-Mais que se passe-t-il ? Vous êtes toute bouleversée.
Elle reprit sa respiration. Ses cheveux gris s'affolaient au léger vent qui venait de se lever.
-Le gars Fourage de la Héridelais vient d'être tué par les Allemands!
Chacun, stupéfait, demeura sans voix. On entendait, au loin, les aboiements d'un chien, accompagnant les cris d'un homme appelant ses vaches. La Héridelais était un village situé à environ deux kilomètres de Quéhillac, dans la même contrée de battages, c'est-à-dire d'entraide lors des grands travaux.
-Mais … les Américains ?
-Les Américains ? je n'en sais rien s'ils sont dans le coin, mais dame, c'est qu'ils sont toujours là, les Allemands, et plutôt en colère.
-Mais la tuerie s'est passée comment ?
-Eh bien, j'ai ouï dire que le gars Fourage revenait du moulin de Beaumont, quand un Allemand l'a sommé de s'arrêter. Il n'a pas dû entendre ou comprendre l'ordre; il a continué sa route et s'est fait descendre.
Elle achevait son récit quand Louis Dallibert traversa la cour. Il s'arrêta auprès du groupe.
- Dame, vous en faites de drôles de têtes! Dites donc, aux dernières nouvelles, les Américains, eh bien, ils se dirigent sur Bouvron à l'heure qu'il est.
On lui exposa le drame qui venait de se dérouler. Il calma son enthousiasme. Cependant, il répéta ce qu'il venait d'annoncer. Il avait, de plus, vu les Allemands quitter le bourg en toute hâte, pour se replier vers la côte, probablement.
Les ombres s'allongeaient, le soleil déclinait. Mme Couëdel s'adressa à sa fille:
-Va dire à ton père et au valet que le souper est prêt.
Peu après commençait le dernier repas de la journée. Madame Couëdel avait trempé une grande soupière de soupe; le reste servirait à nourrir le chien. Quand la soupe fut avidement avalée, on mangea des légumes écrasés auxquels on avait ajouté une bonne part de beurre, de la ferme. La ferme continuait en effet à en produire encore suffisamment pour qu'un large coin de beurre trône sur la table, marque de prospérité de la maison. Chez les Couëdel, il est certain que les valets étaient toujours bien nourris.
Chacun demeurait pourtant embarrassé. On n'osait plus aborder la question de la libération. Madame Couëdel trancha dans le silence.
-Il faudra aller prier le bon Dieu demain, à la Héridelais. Andrée, tu viendras avec moi.
-Patronne, dit le valet, j'ai oublié de vous dire … Il paraîtrait, selon le père Tual que j'ai vu il y a à peine une heure, il paraîtrait que Raymond Auray et M. Tessier du bourg ont été tués par des balles allemandes, cet après-midi. Je n'en sais pas plus.
-Oui, c'est ce qu'il m'a affirmé aussi, ajouta Joseph Couëdel. Je ne voulais pas t'en parler devant les enfants, mais les Allemands tiennent encore Bouvron, et ils sont devenus terribles.
Andrée regarda son frère. Ils ne prononcèrent pas un mot.
La pendule marquait dix heures quinze. Joseph Couëdel referma son couteau, le mit dans sa poche; le souper était terminé. Andrée et sa mère débarrassèrent la table; on ferma le placard où était rangé le nécessaire à chaussures, sous la fenêtre. Puis chacun sortit quelques instants. Le ciel était étoilé; un petit souffle rafraîchissait un peu le visage. En vérité, une belle soirée d'été; la nuit allait être calme et reposante, pensa Joseph Couëdel.
Le valet et le fils Couëdel couchaient dans la cuisine, chacun dans un lit de coin, de part et d'autre de la cheminée. Quant à Andrée, elle dormait dans la chambre, une pièce aussi grande que la cuisine, non loin de ses parents. Son lit, comme l'ensemble du mobilier de la maison, était en cerisier; le veinage du bois en constituait une des principales ornementations. Joseph Couëdel, les yeux brillant de tendresse, s'attarda sur le bord du lit. C'étaient, avant de se coucher, quelques minutes d'un étourdissement paternel qui emportait tous les soucis de la journée, toutes les fatigues; étourdissante que cette rencontre, yeux dans les yeux, de ce père avec sa fille. C'est elle qui, la première, l'avait appelé papa; c'est de ce nom qu'il pouvait remercier le bon Dieu. Joseph embrassa sa petite Andrée; il gagna son lit, embrassa à son tour sa Marie, puis il se coucha et souffla la bougie, posée sur la table de chevet.
Tandis que ses parents parlaient des circonstances de la mort du jeune Fourage, Andrée s'endormait à la pensée des Anglais et des Américains qui ne devaient plus être loin, à cette heure. Ils viendraient certainement réveiller tout le village, le lendemain, en proclamant la victoire.
Peu à peu, le silence se répandit dans la maison. Seul un léger murmure montait régulièrement dans chaque pièce, chacun respirant tranquillement, dormant profondément, après la rude journée de labeur. Les battements de l'horloge reprenaient et rythmaient la respiration libre et calme des paysans.
Une heure venait de sonner quand des aboiements réveillèrent Andrée. Ils se prolongeaient. Ses parents également furent surpris dans leur sommeil. Ils écoutèrent la nuit. Parvenait jusqu'à eux, confusément, un bruit étouffé, lointain, indistinct. En différents points, des chiens se répondaient, dans la profondeur de l'obscurité, à travers la campagne. D'autres hurlèrent dans le village. Tout à coup, tout se tut.
On perçut seulement un bruit sourd qui s'approchait. Andrée releva son drap jusque sur son menton, puis se cacha le nez. Elle n'osait ni bouger, ni respirer. On attendit. Les sons demeuraient confus, mais ne cessaient de croître.
L'horloge marqua une heure quinze. Étouffant presque, Andrée dégagea sa tête. Son cœur battait violemment.
Et si c'étaient les … Elle n'osait formuler le mot. À moins que … Seraient-ce plutôt les … Ses idées s'embrouillaient. Cette nuit la terrifiait, et pourtant un espoir fou apparaissait. Non! ce serait trop beau, tout de même! Elle prêta alors une oreille plus attentive. On distinguait des bruits de bottes. Beaucoup de pas résonnaient à un bout du village, du côté de la Sicotais. N'étaient-ils pas déjà au carrefour, près de la ferme? Andrée percevait désormais des éclats de voix s'élevant d'un grondement s'amplifiant. Les pas ralentirent. Ils sont sûrement dans la cour! Le visage d'Andrée devenait humide de sueur. Des rayons de lumière passèrent rapidement entre les volets. Des ordres incompréhensibles se dégageaient du brouhaha. Les voix se rapprochèrent. Des hommes pénétraient maintenant dans la cour. C'était sûr cette fois. Andrée les entendait bien. Des bottes claquèrent. Des groupes s'arrêtèrent. Pourtant, continuellement, on devinait d'autres troupes envahir le village. Les bottes marchèrent précipitamment à proximité des bâtiments de la ferme. D'autres couraient, résonnaient dans la cour. Soudain, quelqu'un posa des planches, non, des échelles, oui, c'étaient des échelles, contre les murs. Aussitôt des hommes grimpèrent dans les greniers, et précisément dans le grenier, juste au-dessus de la chambre. Andrée ne savait quoi penser, supposer. Était-ce un cauchemar ou un rêve ? Était-ce le début de la délivrance ? Les hommes remplissaient peu à peu tout l'étage. Des masses s'abattirent lourdement, roulèrent en faisant trembler les poutres et les planchers, qui laissèrent tomber quelques poussières dans la chambre. Certains grognaient, d'autres toussaient, on ne comprenait rien. C'étaient des étrangers, et ils n'avaient attaqué personne, tiré aucun coup de feu. Andrée se dressa alors, assise sur son lit; s'adressant à son père, elle s'exclama:
-Les Américains ! Ce sont les Américains, dis papa !
Alors son père, la voix cassée:
-Des régiments … Ce sont des régiments d'Allemands.
août 1944 : L'invasion
Depuis quatre ans, Bouvron subissait l'occupation allemande. Le 6 juillet 1940 en effet l'ennemi avait installé, au village de la Périgauderie, à l'ouest du bourg, un camp pour les soldats, tandis que les habitants devaient loger les officiers. (…)
août 1944 : Ultime baptême
Le 23 août fut un grand événement pour Andrée Couëdel. C'était la première fois qu'elle était marraine. Léontine, la sœur de sa mère, venait de mettre au monde une fille, Solange. Le jour même, Andrée, accompagnée de sa mère, s'était rendue au chevet de sa tante, à la Bréhaudais.
Le village, envahi par les Allemands, se trouvait à deux kilomètres du canal de Nantes à Brest, sur le front de la Poche. Les soldats avaient installé leur cuisine dans une remise de la ferme; le cellier se trouvait également occupé. (…)
septembre 1944 : L'installation
Trois jours après leur arrivée à Quéhillac, et leur intrusion dans la cuisine des Couëdel, le Polonais et le grand blond frisé, remarquable par ses dents en or, durent quitter le village. Joseph Couëdel reçut l'ordre formel de conduire, à la tombée de la nuit pour que les Américains ne les aperçoivent pas, les munitions du grand nombre de soldats qui s'en allaient aussi, près du canal, à Barrel. Le transport devait se faire au moyen de la charrette. Lui-même aurait refusé, mais sa femme et ses deux enfants demeuraient des otages éventuels. Ce départ ne signifia pas la libération du village, loin de là. (…)
octobre 1944 : La visite
Si l'on pouvait encore, au mois de septembre, quitter la Poche par les prés, en octobre tous les passages furent minés, et toute sortie devint impossible. Les Allemands pillaient les maisons abandonnées. Ils choisirent le clocher comme point d'observation. Presque chaque jour, après le passage de l'avion de reconnaissance le mouchard, Bouvron subissait des tirs d'artillerie en différents points de la commune. (…)
novembre 1944 : Au péril des tirs
Non seulement l'Occupation devait durer de nombreux mois, mais le danger allait croissant. De part et d'autre du front, les attaques se poursuivirent sans relâche. Presque chaque jour voyait des obus de 150 blesser ou parfois tuer des Bouvronnais.
À partir du 1er octobre, le couvre-feu s'étendit de vingt et une heures trente à cinq heures trente; sa durée s'allongea à compter du 1er novembre: de vingt heures trente à six heures trente. Les Américains, pour passer leur temps, décidèrent de viser le clocher. Quel jeu enthousiasmant! Qui était donc l'ennemi, en ce mois de novembre? Le bourg et l'église reçurent des dizaines d'obus du 2 au 5 novembre. (…)
décembre 1944 : On tue le cochon
Les semailles terminées, le temps était désormais venu de tuer le cochon, afin de constituer le charnier d'hiver ainsi que des jambons qui seraient fumés dans la cheminée.
Tout était prêt, en ce matin de début décembre. La famille Couëdel était rassemblée dans la cour, entre la cuisine et la buanderie où bouillait l'eau. Comme d'habitude, les voisins Guiné étaient venus aider. Le bouillonnement de l'eau était totalement couvert par les cris du cochon. On l'avait étendu sur le dos, attaché à un banc. La conversation allait bon train, on ne se souciait pas des appels désespérés de la bête. Des soldats allemands observaient de loin l'opération, amusés par ce moment si important dans la vie paysanne, et qui rompait la monotonie de leur vie d'occupants.
Joseph Couëdel était sur le point de saigner le cochon; sa femme, revêtue d'un large tablier, était accroupie, attendant de brasser le sang qui serait recueilli dans un poëlon. Il levait son couteau, tandis que trois autres retenaient l'animal qui criait de plus en plus fort, quand un Allemand:
-Arrêtez! Arrêtez, s'il-vous-plaît!
Personne n'avait fait attention à ce soldat qui s'était peu à peu rapproché.
-Attendez! (…)
décembre 1944 : Les crêpes d'Appétit
On venait de terminer le souper. Il n'était pas plus de dix-neuf heures trente, mais comme les Allemands ne permettaient pas de veiller longtemps, à cause du couvre-feu qui désormais commençait à vingt heures trente, on préférait se coucher plus tôt.
La pièce était faiblement éclairée par une curieuse chandelle: c'était une betterave que l'on avait creusée pour y couler de la graisse autour d'une ficelle, servant de mèche. Elle laissait flotter des ombres peu distinctes. Madame Couëdel et sa fille faisaient la vaisselle quand on entendit frapper des coups aux volets. Joseph Couëdel se dirigea vers la fenêtre. Il l'entrebâilla et demanda, au travers des volets:
-Il y a quelqu'un ? (…)
janvier 1945 : Heurs et malheurs
La journée de Noël s'était déroulée, à Quéhillac, comme toutes celles que l'on vivait depuis cinq mois que durait la Poche.
On n'avait pu aller à l'église; le temps était clair mais froid; il avait gelé. Le 31 décembre 1944 fut calme dans la commune. Vers minuit, quelques coups de canons furent tirés dans les deux camps, à défaut de faire sauter des bouchons de Champagne.
Quand le Sous-Préfet de Saint-Nazaire replié à Pontchâteau envisagea la rentrée scolaire dans la Poche pour le 8 janvier, il en exclut treize communes dont Bouvron, considérant que toute vie normale y était impossible. Aussi, un jeune garçon de Saint-Malo-de-Guersac, réfugié à Bouvron, quitta la commune, un matin, à cinq heures, en compagnie d'un camarade. Ils voulaient rejoindre la zone libre afin de pouvoir passer leur certificat d'études. Ils réussirent à franchir le ruisseau, malgré les postes allemands.
Depuis le mardi 9 janvier, il neigeait; il y avait même eu du verglas le vendredi 12. (…)
janvier-février 1945 : La relève
Le lendemain matin, Quéhillac était noyé dans une légère brume. Un petit vent glacial fouettait les murs. Une charrette s'arrêta dans la cour. Le père Émile Maillard apportait le cadavre de sa jument à l'abattoir allemand de Quéhillac. Cependant, il demeurait immobile, semblant fixer un point dans la brume. Joseph Couëdel, intrigué, s'approcha. Il salua Émile Maillard. Pour toute réponse, celui-ci lui fit:
-Avez-vous vu ?
Joseph Couëdel tâcha d'observer le point dans le ciel. Tout d'abord, il ne vit rien. Puis, non, ce n'était pas possible. (…)
février-mars 1945 : Le parachute du croyant
Février avait vu la mort de trois Bouvronnais. La journée du 18 avait été particulièrement violente: des attaques américaines vers Vilhouin et des pluies d'obus sur tout le secteur. Mais ce qui inquiétait la population, c'est que l'un d'entre eux avait été abattu de sang-froid, par les Allemands, sans motif apparent. Déjà que chacun essayait de survivre, manquant de divers aliments; alors, si les Allemands se mettaient désormais à les éliminer un par un. (…)
mars 1945 : La Semaine Sainte
Les circonstances n'incitaient guère à penser aux fêtes pascales du 1er avril 1945. Le dimanche 25 mars, jour de la fête des Rameaux, des obus étaient tombés sur tout le secteur de Quéhillac, atteignant le château et tuant une jeune fille Rivaud.
Les divers crucifix de la maison conservaient, pour la première fois, leur rameau de buis bénit de l'an passé; on ne les avait pas en effet remplacés puisqu'on n'avait pu se déplacer à la messe des Rameaux pour la bénédiction des buis. Les jours suivants, les 27, 28 et le 31 mars, samedi saint, de nouveaux tirs touchèrent le château de Quéhillac, le logement des fermiers Rivaud ainsi que la Maison Rouge où se trouvait de la grosse artillerie. Plusieurs soldats allemands qui tenaient la batterie furent soit tués, soit blessés.
Pourtant, comme d'habitude durant la Semaine Sainte, les Couëdel procédèrent au grand nettoyage de l'habitation. Le premier jour, ce fut un vaste bouleversement dans la maison. On sortit toute la literie dans la cour, sous les yeux ahuris puis amusés des Allemands. Les femmes, une fois que les meubles furent déplacés, se mirent à les cirer; elles firent tout autant briller les cuivres. Pendant ce temps, les hommes blanchissaient à la chaux les murs de la cuisine et de la chambre. (…)
avril 1945 : Et si le ciel tombait
Devant la recrudescence des tirs, la Croix-Rouge organisa l'évacuation de dix-sept personnes. Le mois d'avril avait commencé par le jour de Pâques; c'était aussi le treizième anniversaire du jeune Joseph; mais le temps, avec la pluie et le vent, était en harmonie avec les esprits: tourmenté.
Le dimanche 15 avril en revanche, le temps fut beau. Le ciel était dégagé, la journée était belle, les canons s'étaient tus depuis plusieurs jours. On commençait à espérer une libération prochaine. Déjà huit mois que les paysans et les réfugiés étaient prisonniers. Sûrement que, de l'autre côté du front, on allait tout faire pour les délivrer. On ne pouvait abandonner des populations menacées quotidiennement de mort. (…)
mai 1945 : Le retour des parfums
La Poche de Saint-Nazaire attaquée, c'était le massacre assuré des civils. Le sous-préfet Benedetti refusait absolument une telle éventualité. Il fallait à tout prix empêcher le carnage. La solution était à Paris.
Il s'y rendit donc, avec sa voiture. Il fut reçu par le général Juin, chef d'état-major général; il rencontra ensuite l'adjoint du général Juin, le général Sevez. Le marché était simple: en échange du report de l'attaque, au nom de la vie des civils, il allait essayer d'obtenir la reddition de Saint-Nazaire. Le général Sevez dut consulter le général de Gaulle. Finalement, le général Sevez put annoncer au sous-préfet de Saint-Nazaire que l'attaque serait remise à condition que celui-ci obtienne rapidement la reddition de la Poche.
Les qualités du général Sevez seront reconnues par le gouvernement américain qui le décorera en novembre 1945, et Harry Truman écrira, à cette occasion: "La collaboration étroite du Général Sevez avec le Grand Quartier Général des Forces Expéditionnaires alliées, son exceptionnelle compréhension des problèmes de tactique et d'organisation et son intelligente évaluation des forces sous le commandement allié ont contribué dans la guerre contre l'Allemagne pour une large part à l'utilisation victorieuse des forces françaises des armées de Terre, de Mer et de l'Air."
En outre, le sous-préfet ne pouvait pas savoir alors que celui qui venait de lui proposer un tel ultimatum, le général Sevez, serait celui-là qui, quelques semaines plus tard, provoquerait la reddition de la Poche de Saint-Nazaire. C'est en effet le général Sevez qui signera, à Reims, au nom de la France, l'acte de la reddition allemande, le 7 mai, ce qui évitera donc l'attaque de Saint-Nazaire et sauvera notamment Bouvron et Quéhillac en particulier.
Mais on n'en était pas encore là. Le samedi 21 avril, un tir blessa un père de famille bouvronnais; il devait mourir le 4 mai suivant. (…)
mai 1945 : Comment on entre dans l'Histoire
Le mercredi 9 mai avait vu la reddition des troupes de Quéhillac, mais la commune de Bouvron n'était pas officiellement libre. La Poche de Saint-Nazaire avait sa reddition, mais attendait sa libération. La libération en effet, selon les modalités de la capitulation, ne devait être effective qu'après la cérémonie officielle de la reddition.
Août 44, Paris libéré, Bouvron occupé.
Neuf mois après, le 7 mai 1945, la France libérée, Bouvron encore occupé.
On attendait donc la reddition officielle pour le vendredi 11 mai. Sans doute à Saint-Nazaire ? Non. C'est Bouvron que l'Histoire avait décidé de remarquer, ce 11 mai, en lui accordant une place de choix. Une grande place, mais pour un prix bien chèrement payé. Plus de trente civils tués en neuf mois, des fermes démolies; le bourg en ruines, le clocher écroulé, le presbytère brûlé, la mairie éventrée, les maisons béantes, les rues trouées. Cet ensemble de décombres, hier oublié de l'humanité, aujourd'hui entrant dans l'histoire, connaissait un début d'agitation. (…)
1946-1951 : Et le temps s'en vint faucher
La vie reprenait à Quéhillac. On organisa même des bals dans des baraquements allemands.
Pour la première kermesse paroissiale, au printemps suivant, le comte de Rosmorduc prêta gracieusement le coupé du château de Quéhillac pour les jeunes des villages voisins; c'est ainsi qu'Andrée put participer à la fête paroissiale, conduite par le noble attelage.
La commune de Bouvron continuait de panser ses plaies; les destructions de la guerre furent le prétexte pour faire disparaître les derniers vestiges de l'église primitive; même l'église de 1895 faillit sauter totalement lors de la reconstruction; certains avaient estimé qu'il était préférable de la démolir totalement pour en refaire une neuve. Elle fut sauvée, réparée, et embellie. Seul son clocher manquait. Des fermes nouvelles vers Vilhouin furent édifiées pour remplacer les ruines de la guerre; la demeure de Vilhouin elle-même, construite par les Waldeck-Rousseau, fut remplacée par un bâtiment plus modeste. Le bourg de Bouvron vit enfin de larges places s'ouvrir, aérant ainsi les rues. C'est donc une commune à peine cicatrisée qui vit le début des commémorations de la reddition de la Poche.
Bouvron était entré dans l'Histoire le 11 mai 1945. Là-même où se déroula la fin de la Poche de Saint-Nazaire, le 9 octobre 1949 fut inauguré, par le général de Larminat, un monument commémoratif en granit. On put voir le général, au cours du défilé à travers les rues, converser avec le maire, monsieur Walsh de Serrant; précédaient ces personnalités les conseillers municipaux bouvronnais parmi lesquels Joseph Couëdel, de Quéhillac.
L'année précédente, le 29 février 1948, mourait le Général Sevez, commandant supérieur des troupes françaises d'occupation en Allemagne. C'est lui qui avait reçu le sous-préfet de Saint-Nazaire venu lui demander d'annuler l'attaque de la Poche en avril 1945; et c'est lui qui avait signé à Reims, pour la France, la reddition allemande, le 7 mai 1945. Dans son éloge funèbre, le général américain Koenig s'exprima ainsi:
" … je vous invite à rendre au Général Sevez un hommage d'une particulière ferveur.
La France perd en lui un de ses serviteurs les plus loyaux et les plus nobles, l'Armée un de ses soldats les plus valeureux… Son sens élevé du devoir, son goût inné du travail constructif et l'exemple qu'il donnait lui-même quotidiennement des vertus les plus solides, ont conféré à l'oeuvre accomplie par le général Sevez un cachet d'équilibre, d'efficacité et de sobre élégance qui reflète son caractère. Dans une vie toute de droiture et de dignité, entièrement consacrée à l'accomplissement du devoir, le général Sevez a incarné le type du Chef militaire complet et désintéressé, cédant sous une modestie délicate les plus précieuses qualités de l'Homme et du Soldat."
Quelques années plus tard, Bouvron fut, une deuxième fois, marqué par l'Histoire.
Le 20 mai 1951, en effet, devant le monument bouvronnais, le général de Gaulle consacrait définitivement l'événement de la reddition, en déclarant:
"… lors de la glorieuse journée du 11 mai 1945 … la remise de son arme par le général allemand n'eut pas seulement une signification locale … Le 11 mai, la France, enfin, était libre."
Discrètement à l'écart de la foule assemblée, une jeune fille, tout habillée de noir, un crêpe noir sur les cheveux, serrait nerveusement son mouchoir blanc brodé. Elle revoyait l'image de son père, Joseph Couëdel, mort il y avait quelques jours, le 8 mai, à Quéhillac.
Son frère Joseph mourra en 1992 et sa mère en 1995.
Andrée a été enterrée le 6 octobre 1998; exactement quarante ans après qu'elle avait été maman pour la première fois, en mettant au monde sa fille Véronique. Elle ne connaîtra pas ses deux petites-filles, Domitille, née en 2000, et Hombeline, née en 2002.
Par leur maman, Domitille et Hombeline sont les arrière-petites-nièces du général Sevez.
II
BOUVRON ET SES VILLAGES
DE LA GUERRE À LA LIBÉRATION
1940-1944 : La guerre
1940-1941
Premiers réfugiés.
Au cours du conseil municipal du 21 janvier 1940, le maire déplore qu'"à la suite de la mobilisation et l'arrivée de trois cents réfugiés dans la commune, le service de la Mairie s'est trouvé surchargé."
Premières épreuves
Avant l'épreuve de la Poche, Bouvron avait déjà subi l'occupation allemande à partir du 6 juillet 1940. Les soldats allemands avaient établi un camp à la Périgauderie.
La sous-préfecture de Châteaubriant était chargée de transmettre aux communes les ordres de l'occupant. Ainsi, en février 1941 la Kreiskommandantur ordonne que les pigeons voyageurs soient tués, parce qu'ils représentent un danger pour la sécurité .
En avril, le sous-préfet transmet un télégramme du Secrétaire Général au maintien de l'ordre: celui-ci interdit que la population aide les personnes appartenant aux forces armées ennemies ; d'autre part, il y a obligation de déclarer les découvertes de matériels ou parachutes.
1943
Février, l'auxiliaire des réfugiés.
Dans une séance du 21 février, le conseil municipal déclare que "par suite de l'arrivée dans la commune d'un grand nombre de réfugiés, il a été dans l'obligation d'avoir recours à du personnel supplémentaire.
M. Hoyet Émile a bien voulu accepter l'emploi d'auxiliaire et cela depuis le 1er octobre 1942."
Mai, la vie de réfugiée.
Bouvron avait dû accueillir sur son territoire de nombreux réfugiés venus surtout de Saint-Nazaire et sa région. En voici un témoignage recueilli au dos d'une carte postale de l'époque (les noms de personnes sont remplacés par trois astérisques):
Bouvron le 16 Mai 1943
Chère ***
Que penses-tu de *** ? Pas grand chose sans doute!
Excuse-moi si je t'écris pas mais j'ai plus de pp et ici on trouve rien, c'est un trou. Nous sommes 900 réfugiés sur 2400 habitants. Nous avons la tranquillité, c'est déjà ça et je suis pas loin de mon Petit *** 40 km seulement. Quand j'ai trop le cafard, je me mets à la fenêtre, je regarde en direction de St Nazaire. Je connais juste l'endroit entre deux arbres, on voit très bien quand il y a bombardement; il me semble que je suis près de lui.
Je ne m'ennuie pas trop, je vais en journée, je couds chez des fermiers, je suis bien nourrie, c'est le principal. Je gagne 20F. Et toi, que deviens-tu ? Espérons bientôt la fin de cette terrible guerre. Et ta chère maman ***, a-t-elle fait pousser les petits pois ? ici, on commence à en vendre; le temps paraît remis au beau; les communions ont lieu le jour de la Pentecôte. J'espère que vous êtes toutes deux en bonne santé; quant à moi, elle est très bonne.
Bons gros baisers à toutes deux.
Amitiés à la famille ***
Novembre, l'autre auxiliaire des réfugiés.
En novembre, la situation devient difficile. Ainsi, au cours du conseil municipal du 5 novembre, le maire "expose que le nombre de réfugiés n'a cessé d'augmenter depuis les récents événements. La population normale de 2418 habitants s'est augmentée d'environ 1100 réfugiés. Il en résulte un surcroît de travail pour le personnel en fonction.
D'autre part, par circulaire du 6 novembre [sic] 1943, le Préfet de la Loire-Inférieure a décidé que dans les communes où le nombre de réfugiés excède 25% de la population autochtone, l'employé auxiliaire affecté au service des réfugiés sera pris en charge par l'État.
En conséquence, le Président [le Maire] demande à l'assemblée de bien vouloir accepter en qualité d'employée auxiliaire Mademoiselle Andrée Thibeault, réfugiée de Saint-Nazaire, ex-employée à la recette municipale.
Après délibération, le Conseil décide qu'à dater du premier décembre 1943, Mlle Thibeault sera affectée à la Mairie de Bouvron pour le Service des Réfugiés."
1944
Mai, dernier conseil.
C'est le 7 mai, sous la présidence de M. François Leray, maire de Bouvron, qu'a lieu le dernier conseil municipal avant la Poche. La réunion porte notamment sur la "Fête des Mères qui doit revêtir cette année un éclat particulier ", et le maire suggère que "la commune pourrait participer aux frais d'organisation" de celle-ci.
Juin, un mois d'inquiétude.
Le 8 juin, plus d'électricité, plus de radio; la minoterie s'arrête, le pain manque. Quelques jours après, les Allemands réquisitionnent des vélos et des voitures.
Le 17 juin, quinze jeunes gagnent le Maquis de Saffré, sous l'impulsion du vicaire de Bouvron, l'abbé Ploquin, aumônier du Maquis.
Le 27 juin, trois avions anglais détruisent les wagons-citernes en gare de Bouvron; la population se met à construire des abris
Août, le mois des illusions.
Le 7 août, la presse régionale titre: "La Bretagne délivrée de l'envahisseur" et même précise: " Avance foudroyante des Américains en Bretagne: la Loire et la côte ont été atteintes".
Le 10 août, une patrouille française parvient à Vilhouin, à la limite de la commune. Les Bouvronnais se préparent à accueillir les libérateurs. La bataille se prépare du côté allemand pour affronter les Américains qui approchent; tous semblent énervés. Tandis que les F.F.I. se faufilent en se cachant pour rejoindre le front de la Résistance, dans ce climat de peur, il aurait suffi de quelques jours pour atteindre Saint-Nazaire, mais hélas, tout est resté bloqué et nous étions enfermés dans la Poche. Partout les routes étaient coupées par des arbres abattus, elles aussi étaient minées.
Le 11 août, trois Bouvronnais sont tués par les Allemands. Ainsi, un vieil homme, cheminot retraité, circulait à bicyclette sur la route de la gare. Il était sourd. De jeunes soldats allemands, ivres et excités, l'interpellent, alors qu'il passe près d'un garage. Le vieux monsieur n'entend rien. Il continue sa route. Alors, sans hésiter, un soldat tire et l'abat froidement.
C'est la fin des illusions, le début de la Poche. L'ennemi prend possession des divers bâtiments inoccupés.
Le village du Grand-Maumesson fut occupé le 12 ou 13 août par une division allemande qui arriva en pleine nuit, troublant notre sommeil. Le lendemain matin à notre réveil, surprise: dans le pré situé derrière notre maison , des soldats, des chevaux, des charrettes partout. Cependant, nous avons eu encore de la chance car nos voisins qui possédaient deux pièces, cuisine et chambre avec comme sol un beau parquet ciré, étaient pris d'office par ces messieurs. Alors, la famille devait se serrer dans l'unique cuisine.
La Kommandantur ainsi que divers services de l'armée allemande s'installent dans le village de Quéhillac. Les Allemands sont prêts à tenir un siège, un long siège. Devant l'avancée alliée, Hitler avait ordonné que les forteresses et le secteur de défense des côtes ouest de la France soient défendues jusqu'au dernier homme.
15 AOÛT 1944 -11 MAI 1945 : La Poche
Saint-Nazaire et sa région vont donc constituer une poche de résistance allemande. La ligne de démarcation de la Poche de Saint-Nazaire part de la Vilaine, suit le canal de Nantes à Brest par Guenrouët et Notre-Dame-de-Grâce, passe à Bouvron, Malville, Cordemais, traverse la Loire pour atteindre Frossay, Chauvé, le Clion et Pornic. Près de cent trente mille civils français sont prisonniers de vingt-huit mille soldats allemands. Prisonniers oubliés. Oubliés d'une France qui se croit totalement libérée. Oubliés ces empochés qui, pendant neuf mois, auront à affronter la peur, le froid, la faim; qui auront à subir la maladie, la mort.
Août-octobre.
Les débuts du martyre bouvronnais.
Le 15 août, les Allemands minent toutes les routes qui donnent accès à la Poche, de Bouvron à Cordemais. Toutefois, les civils pourront se faufiler à travers champs et par les marais de l'Isac jusqu'à la fin de septembre.
A la Furetais, les obus commencèrent à tomber dès le 17 août. Ce jour-là, une maison a été endommagée. Les jours suivants, de nombreux obus incendiaires sont tombés. Les gens du village s'abritaient dans une tranchée qu'ils avaient creusée.
A la fin du mois d'août, les Allemands demandent l'évacuation du village de Paribou; d'autres habitants, le mois suivant, quitteront Bouvron pour se réfugier dans des communes libérées. Les tirs américains, en effet, n'épargnent pas les civils. Quatre morts et cinq blessés dans le bourg, en septembre, par des éclats d'obus.
En octobre, il n'est plus possible de quitter Bouvron; les chemins sont minés. Les tirs s'intensifient. Trois morts. La Couëronnais et le Halliou sont touchés par des obus américains le 25 octobre. La précision des tirs américains est réglée par un avion d'observation, volant lentement, surnommé le mouchard. Un convoi de la Croix-rouge permet d'évacuer trois cents civils environ, le 27 octobre. Les partants pour la zone libérée sont rassemblés à huit heures, à l'école des garçons. Des cultivateurs réquisitionnés avec leurs attelages les conduisent jusqu'à la gare de Savenay, d'où ils prendront le train pour Nantes.
Novembre
La destruction du clocher.
Novembre verra trois morts et quatre blessés par éclats d'obus. Les 1er et 2 novembre, des obus de 105 américains tombent sur le bourg. L'église est touchée. Les jours suivants, c'est aussi le tour de la gare, puis de la laiterie.
Le 10 novembre, plus de soixante obus atteignent l'église. Les offices religieux seront désormais célébrés à la minoterie.
À partir du 13 novembre, le moulin de Pierre Rousseau ne peut plus fonctionner. Le pain va manquer durant quatre jours.
Si les Américains détruisent de nombreuses maisons particulières, les Allemands s'occupent intensivement de celles qui demeurent intactes et qui ont été abandonnées par leurs habitants. Intactes, elles ne le sont plus guère après le passage des occupants. C'est à de véritables pillages qu'ils se livrent. Ils prennent tout ce qu'ils peuvent récupérer, soit comme boissons alcoolisées, soit comme bois pour faire du feu; ainsi disparaîtront dans les flammes de nombreux meubles anciens de qualité. Pourtant, beaucoup de meubles et de literie avaient été entreposés à la minoterie pour éviter que les Allemands ne s'en emparent par pillage.
A partir du 1er octobre, le couvre-feu s'étend de vingt et une heures trente à cinq heures trente. La durée s'allonge à partir du 1er novembre: de vingt heures trente à six heures trente.
Le 11 novembre, comme le rapporte mademoiselle Rigal, les Allemands ont organisé un défilé de provocation: en pillant les maisons du bourg, ils avaient trouvé des drapeaux français que les Bouvronnais avaient confectionnés les jours où ils pensaient être libérés. Ils les ont mis dans des charrettes, à la manière d'un défilé et comme fanfare, ils ont fait résonner les cloches de l'église qui étaient à terre.
L'église avait déjà été touchée par les tirs américains, ainsi que diverses maisons alentour. Mais le clocher demeurait toujours droit, bravant la tourmente. Pourtant son tour allait venir. L'altier clocher tombe le 18 novembre; il est environ quatre heures de l'après-midi. Plus qu'un monument, c'est tout un symbole qui disparaît. L'émotion est grande parmi les Bouvronnais, comme pour les habitants des autres communes voisines. Le clocher était la marque de l'existence de Bouvron, à des lieues à la ronde.
Je me dois de raconter ici le témoignage d'un Bouvronnais, mort aujourd'hui. Vers 1980, j'étais allé interroger un vieil homme habitant le Châtel, village non loin du bourg, à propos de noms de lieux. Nous étions assis à discuter de part et d'autre de la table. Il me parla de Bouvron, puis de la dernière guerre. Il me raconta comment il avait été envoyé sur le front, combien de blessés il avait vus, combien de souffrances infligées aux hommes. Il en vint à des précisions qui suscitaient émotion et condamnation. Mais sa voix ne trembla pas. Le ton était dur. Il en vint ensuite à évoquer son retour à Bouvron, après l'armistice. Il me précisa que sa maison avait reçu des obus; nous sortîmes et il m'en indiqua les lieux précis; certaines marques se voyaient encore. Il avait échappé de peu à la mort. Les obus étaient tombés à quelques mètres de la pièce dans laquelle il se trouvait alors à l'abri. Il avait gardé sa voix dure, ne laissant passer que peu d'émotion. Puis, nous rentrâmes de nouveau. La conversation se poursuivit sur diverses considérations. Et je l'interrogeai sur la destruction du clocher. Il se leva; je fis de même. Il sortit; je le suivis. Il alla se placer devant une croix, près de sa maison. Il ne dit rien; il regardait vers le bourg. On apercevait le clocher. Il se retourna vers moi: J'étais là, exactement là quand le clocher est tombé. Il était beau, notre clocher; oui, bien beau. Je l'ai vu tomber, notre clocher. Il est tombé d'un seul coup, tout droit, comme un homme. Il n'a pas vascillé, notre clocher; tout droit, oui, tout droit. Et plus rien. Il se tut, la voix coupée. Il fixa de nouveau le bourg. Il se moucha fortement. Tout était dit.
Comme le moulin proche du Châtel avait été lui aussi abattu, le blé fut moulu à l'Épinay, puis à la Gaulais. Le boulanger faisait son pain soit à la boulangerie Couëdel du bourg, soit à la ferme de Beauséjour. On mangeait alors beaucoup de galettes de blé noir, de grous; en guise de café, on grillait de l'orge dans des grilloirs fabriqués par le réfugié surnommé Pierre-la-Casserole.
Décembre
Une dure fin d'année.
En décembre, trois autres morts et six blessés. C'est une équipe de la Croix-Rouge qui va se charger, outre de soigner les blessés, d'enterrer les morts.
Le 3 décembre, venant de Bouvron, un Polonais enrôlé de force dans l'armée allemande, déserte. Il savait que s'il était repéré par des Allemands, il serait fusillé. Il savait aussi que sa famille en subirait des conséquences graves. Mais il n'avait guère le choix: un seul pain pour nourrir quatre soldats chaque jour; depuis le début de novembre, aucune pomme de terre. Pas de manteau pour l'hiver. Certes, il avait pu compter sur la bienveillance de paysans qui lui avaient vendu un peu de pommes de terre et de beurre, vu qu'ils le savaient d'origine polonaise. Toutefois, survivre face à la disette et aux obus américains était devenu vraiment trop difficile. Finalement, déserter était dès lors inéluctable, surtout avant que l'hiver ne survienne.
Et en effet l'hiver est rude. Le jour de Noël le temps est clair mais froid. Il gèle. Au Grand-Maumesson, comme pour tous les Bouvronnais empochés, Noël était triste. L'armée allemande avait en revanche beaucoup fêté la nuit de la Nativité, à sa façon. Ainsi, le matin de Noël, un groupe de soldats entre chez nous. Le sergent-chef était ivre et titubait. Sur la table se trouvait un couteau qui servait pour tuer le cochon. Il le prend et l'introduit, par bravade, dans sa bouche. Je voyais le coup qu'il allait s'égorger. J'ai eu très peur. Les autres soldats ont voulu le désarmer, rien à faire. Il est sorti emportant le couteau; un peu plus tard, les soldats qui l'accompagnaient sont venus le rapporter. Plus de peur que de mal.
Janvier 1945
Entre deux feux.
Le passage de l'année 1944 à l'année 1945 est marqué, à minuit, par douze coups, non pas d'horloge, mais de canon, tant du côté allemand que du côté américain.
Lorsque le Sous-Préfet de Saint-Nazaire replié à Pontchâteau envisage la rentrée scolaire dans la Poche pour le 8 janvier, il exclut treize communes où toute vie normale est impossible, dont Guenrouët, Quilly, Malville et Bouvron. Janvier est froid; il neige par exemple du mardi 9 janvier au samedi 13, avec apparition aussi de verglas
Nouvelles évacuations le 19 à partir de la gare de Savenay, dans des fourgons à bestiaux, puis le 24 janvier. On compte de nombreuses victimes les mois suivants. Pour trois ou quatre coups de canon allemand, les Américains ripostaient par une pluie d'obus. Au Grand-Maumesson, quand les Allemands voulaient tirer sur l'ennemi, prévoyant la riposte américaine, ils prévenaient les gens du village, afin qu'ils aient le temps de se mettre à l'abri. Toutefois, le village eut un mort et deux blessés. Le cimetière de Bouvron est également l'objet de tirs américains, sans doute en raison de la proximité d'un canon qui se trouve dans le chemin de la Forêt. Les Allemands doivent déterrer leurs morts pour les conduire à la Chapelle-Launay.
En janvier les Allemands démolissent les planchers des habitations inoccupées et des écoles pour aménager une quinzaine d'abris à Quéhillac.
Bouvronnais ou soldats, tous subissaient les tirs continus des Américains. Les empochés en voulaient un peu aux Américains, qui auraient pu trouver d'autres objectifs que de pauvres êtres sans défense sur lesquels ils visaient, comme l'écrit mademoiselle Rigal; elle appuie son propos par l'exemple suivant: il y avait quelques canons allemands qui étaient faciles à repérer et à situer, mais là jamais un obus américain ne les a atteints; il y en a un qui est bien resté deux mois au même endroit et je sais que certains F.F.I. avaient pu passer pour en indiquer exactement la place… Quelques jours plus tard, alors que ce canon avait changé de place, une rafale d'obus est tombée à l'endroit où il se trouvait précédemment. Et mademoiselle Rigal de conclure: Tout cela nous déconcertait un peu et nous nous faisions toutes sortes de suppositons. Elle ajoute d'ailleurs, à deux reprises, que, selon elle, les relations des Américains avec les Allemands étaient comme celles d'un chat jouant avec une souris. Il est vrai qu'elle exprime là un sentiment que l'on retrouve souvent; on ne comprenait pas pourquoi les Américains s'étaient arrêtés à Bouvron et n'avaient pas libéré toute cette portion de territoire qui était devenue la Poche. N'était-il pas difficile de croire que venaient en libérateurs des soldats qui tuaient par leurs tirs quotidiens?
Toutefois, au printemps, l'un des trois canons de 75 "marine" se trouvant près des marais, entre la Héridelais et la Voliais, est touché. Un soldat allemand est tué et de nombreux autres sont blessés. Ils sont alors conduits à l'infirmerie de Quéhillac. Les Allemands semblent donc avoir été surpris par ce tir destructeur; d'ailleurs, leurs réactions sont particulièrement violentes. Ils ne s'avouent du moins pas vaincus; ils réparent, comme ils le peuvent, le canon endommagé. Enfin, ils déplacent le champ de tir en deux lieux: l'un à l'entrée du village de la Voliais, l'autre dans le bois des Brosses, entre la Pillardais et la Héridelais, mettant ainsi en péril, en raison des habitations civiles, la vie des habitants dans les fermes. Et c'étaient pourtant des paysans bouvronnais qui avaient dû aller les chercher, ces terribles canons, avant la formation de la Poche, à la maisonnette du Pas Coquelin; avec des charrettes, ils durent transporter aussi de nombreuses munitions allemandes. Mais ce n'était pas là chose aisée que de tirer des canons. L'un se renversa; les deux bœufs prévus pour le tirer ne pouvaient accomplir leur tâche. Les ordres violents des Allemands n'y faisaient rien. Il fallut donc aller chercher six bœufs. Les Allemands s'emportaient.
Le fusil et le cœur.
Il serait sans doute plus juste de parler de soldats de l'armée allemande, plutôt que des seuls Allemands. Cette armée d'occupation comptait aussi des Alsaciens et des Polonais par exemple. D'autre part, même de nationalité allemande, certains soldats n'étaient pas dupes de leur défaite, et n'avaient d'ailleurs pas souhaité cette guerre.
Si la plupart des officiers alors présents dans la Poche ne reniaient pas le nazisme, le simple soldat de l'armée allemande n'était pas toujours un Nazi. Chacun se rappelle des gestes simplement humains de certains occupants. Ainsi, le soldat peut avoir été enrôlé de force. L'un a été contraint de quitter sa boulangerie, son bureau, tel autre sa ferme, quel qu'il soit, toujours sa famille. Ce qu'il voit à Bouvron, il sait que ses parents, sa femme, ses enfants, le subissent à leur tour. Le vent a tourné.
Mademoiselle Rigal expose fort clairement l'image que pouvait donner l'armée allemande empochée, l'armée des culottes défoncées, selon sa propre expression. Ils en étaient arrivés à un tel état de loques qu'ils pillaient les draps brodés pour se faire des chemises et des caleçons; des rideaux et des couvertures pour se confectionner des vestes et des pantalons. Cette demoiselle rapporte un intéressant témoignage sur son travail de sage-femme qu'elle accomplissait malgré les dangers. Elle déclare ainsi que lorsqu'une naissance avait lieu dans une ferme la nuit, les Allemands qui couchaient dans le grenier entendaient le bruit inhérent à l'événement. Alors, le lendemain matin, des soldats venaient voir le bébé et sortaient, devant les visages ébahis des paysans, des photographies de leur femme et de leurs enfants.
D'autre part, au Grand-Maumesson, les Allemands qui logeaient dans le village ne mangeaient pas toujours à leur faim. Un jour, l'un d'entre eux, âgé d'une quarantaine d'années, apporte une douzaine d'œufs à la fermière et lui demande de lui faire une omelette. Il a mangé cette énorme omelette et le lendemain, il est revenu apporter une layette à la mère de famille qui attendait un bébé. Il a insisté pour qu'elle l'accepte car, disait-il, il ne retournerait jamais dans son pays. Effectivement, il fut tué près de la Gandonnais quelques jours après.
Il est vrai que lorsque l'on interroge les gens qui ont subi ces neuf mois d'enfermement de la Poche, c'est la sensation d'avoir vécu des moments uniques. C'est ainsi que, face à un même ennemi commun, la mort, entre Français et Allemands des relations d'êtres humains prirent parfois le dessus. Cela peut paraître dérisoire, voire choquant, lorsque l'on sait les atrocités commises par cette armée à l'égard de millions de personnes. Mais il ne s'agissait que de quelques-uns des soldats de l'armée d'occupation. Les dures conditions de survie réveillaient bien souvent chez l'Allemand des réactions violentes.
Février-mars
Survivre au quotidien.
Une équipe d'urgence s'était constituée; elle comprenait, en 1945, cinq membres: le docteur Thalabart, Jean Caux, Thérèse Joneau, Auguste Maillard et Pierre Meignen. Leur matériel était sommaire: un brancard et une voiture à cheval prêtée par la laiterie de Bouvron, mais leur dévouement était total. Ils avaient pour devoir de transporter les victimes des bombardements à l'hôpital de Savenay; ils devaient également transporter les morts; la cérémonie religieuse, faite par l'abbé Choimet, avait lieu à la minoterie, mais la famille n'avait pas le droit d'accompagner le défunt, en raison des risques provoqués par les tirs. A cette équipe de secours, il convient d'ajouter mademoiselle Rigal, sage-femme, qui dut, de nombreuses fois au péril de sa vie, aider à donner la vie.
L'hôpital civil de Savenay était le seul de la région à compter à la fois une maternité et un service de chirurgie. La plupart des blessés souffraient de blessures surtout aux jambes et aux cuisses dues aux éclats d'obus; beaucoup étaient des paysans. En outre, une petite épidémie de gale allait se déclarer dans la zone de Bouvron-Campbon-Savenay. L'absence de savon se faisait durement sentir.
A partir du 20 février, les autorités allemandes définissent trois régions de réglementation; Bouvron se situe dans la troisième, c'est-à-dire dans la zone militaire du front de la Poche.
Dans la nuit du 26 au 27, des Américains sans doute ont réussi à venir près du bourg, puisqu'au matin du 27 février, un drapeau américain flotte sur Bellevue. Au cours du même mois, des Allemands qui remontaient ivres des lignes du front, ils buvaient en effet de l'eau-de-vie trouvée dans les fermes évacuées, tirèrent sur un homme qui se trouvait dans sa maison; il fut mortellement atteint. Les soldats avaient aperçu une petite lumière, et n'avaient rien trouvé de plus judicieux que de viser.
A la Haie, les Allemands avaient installé trois canons derrière le jardin d'une maison et les tirs étaient fréquents. En ce mois de février, tandis que leur mère était occupée à peler des pommes de terre dans la cuisine, deux enfants jouaient dans la cour avec leur brouette. Soudain, des tirs américains. Ils eurent juste le temps de rentrer dans la maison; peu après, des obus tombaient là où quelques minutes auparavant ils étaient en train de jouer. Une vieille femme, restée assise près de la fenêtre, reçut des gravats; la façade de la maison était trouée.
Entre des tirs d'obus, des soldats passaient dans les fermes pour des réquisitions. Et lorsque les tirs d'obus tuaient des animaux de ferme, il fallait détailler la viande et répartir les morceaux entre voisins, quand les Allemands n'avaient pas tout pris. De temps à autre, un groupe de soldats passait pour réquisitionner les céréales. Ce jour-là, ils vinrent chez notre oncle qui avait une entorse et ne pouvait donc pas monter au grenier. Ma tante, vu les circonstances, fut obligée de les accompagner. Ils remplissaient leurs sacs et le tas de blé diminuait. Ma tante énervée leur dit:"Vous n'allez rien nous laisser" et bouscule le gradé. Lui, très vexé, lui donne un coup; ma tante ne perd pas son sang-froid et lui administre une bonne gifle. Voyez un peu le tableau: se faire battre par une femme devant ses soldats, quelle humiliation! Heureusement que c'était presque la fin du cauchemar.
Les Allemands affichent un ordre menaçant les cultivateurs qui ne livreraient pas du beurre à la réquisition de se voir prendre une vache en représailles par l'occupant. Le 6, un obus tombe sur un camion de munitions se trouvant à la Courbelais. Ce village comptait un grand nombre de soldats allemands ainsi que des officiers.
Les restrictions alimentaires se font durement sentir; le 24 mars a lieu une distribution de quelques denrées: deux cent cinquante grammes de sucre, cent grammes de savon, trente allumettes et cent cinquante grammes d'huile de colza par personne. Les hommes avaient aussi droit à un peu de tabac. Les allumettes étaient devenues un luxe. Pourtant, quoi de plus banal? Précisément, cette banalité en avait fait un instrument indispensable à la vie quotidienne. Aussi fallut-il trouver des moyens de substitution avec de tout petits morceaux de bois dont une extrémité avait été trempée dans le soufre. Cela supposait que le feu devait en permanence rester sous la cendre, quand on ne s'en servait pas pour un usage domestique. Quatre trains de secours alimentaire furent envoyés dans la Poche; on parlerait aujourd'hui de convois humanitaires. Le premier était arrivé le 30 décembre 1944; le deuxième le 17 février 1945 et le troisième, le 15 mars. Le dernier viendra le 10 avril. Ce sont deux observateurs de la Croix-Rouge Internationale qui vérifient que les secours profitent aux seules populations civiles.
Survie pour se nourrir, survie pour courir et éviter les tirs d'obus. Il fallait se cacher derrière les murs ou à plat ventre, si on était dehors. C'est étonnant qu'il n'y ait pas eu plus de morts, car nous étions constamment en danger. Et pourtant certains ont péri, comme cette femme, tuée par un éclat d'obus dans son étable. Le dimanche 25 mars, jour de la fête des Rameaux, des obus tombent sur le secteur de Quéhillac, jusqu'au château, où une jeune fille est tuée. La Semaine Sainte sera ainsi puisque de nouveaux tirs touchent le château de Quéhillac, le logement de fermiers ainsi que la Maison Rouge où se trouvait de la grosse artillerie, notamment, les 27, 28 et 31 mars. Quant au village de la Mare, il recevra, dans ses environs, plus de cent obus durant la Poche.
Vilhouin.
Le mercredi et le Jeudi Saint, l'ancienne laiterie-fromagerie occupée par la famille Bretesché-Bernard est brûlée, ainsi que la ferme Champion. Après avoir été pillé, le château de Vilhouin, propriété des Arcelin - Waldeck-Rousseau est lui aussi détruit.
Laissons s'exprimer Jean Bretesché, né le 13 avril 1929, évoquant aussi le souvenir de son frère Alain, né le 7 mai 1934:
Nous sommes les descendants des derniers habitants de Vilhouin; nos parents, Joseph Bretesché de Campbon et Marie Bernard de Saint-Emilien, ont vécu toute leur vie à Bouvron où nous sommes nés, en dernier lieu à Vilhouin. Ils ont évacué à Saint-Emilien. Le château, ainsi que notre appartement dans l'ancienne laiterie, ont été pillés avant d'être détruits. Une partie de cette usine a été occupée par un Bouvronnais qui préparait du bois pour gazogène; une autre partie était occupée par une entreprise de mécanique travaillant pour les Allemands. L'entreprise a été plusieurs fois sabotée; la situation fut très grave, même dangereuse. C'est grâce à l'intervention d'une personnalité de Bouvron que nous n'avons pas connu de catastrophe; la seule victime que j'ai connue était une dame ayant sauté sur une mine. Les trois fermes étaient occupées par Bredeloup, Durand et Champion; en face de l'usine, la maison Chevriau a également été détruite, lorsque le clocher de l'église a été abattu; la pièce d'artillerie américaine se situait entre les routes de l'Arche-du-Fouan et de la gare, près de la Madeleine, à Fay.
Ces souvenirs vous sont destinés; libre à vous de rechercher la vérité.
Il termine sa lettre: Des armes auraient été jetées dans des puits.
Il ajoutait un croquis du secteur de Vilhouin durant la guerre, sur lequel il précise: Nous avons quitté Vilhouin le 20 août 1944. Je me souviens d'un hiver rigoureux où nous avions glissé sur le lac. M. *** y a fait du patinage, du braconnage la nuit en barque au risque de se noyer, de la pêche au panier sous le pont de la D 16, de la pêche à la fourchette dans la cascade en été, de la chasse aux lapins avec furet et filets que j'avais la charge de fabriquer … mais c'était pendant la guerre ! Le croquis mentionne les occupants des différents bâtiments ainsi que l'emplacement des installations qui furent la cible de sabotages réalisés par des maquisards.
Avril
Tristes Pâques.
Le mois d'avril commence par le jour de Pâques. Ce pourrait être un jour d'espoir; mais le temps, avec la pluie et le vent, est en harmonie avec les esprits: tourmenté.
Le 13 avril, au Bezou, sur la route de Bouvron à Savenay, des bombardements intensifs avaient tué cinq vaches et blessé trois. Les Allemands ont acheté à la fermière une partie de la viande. Les autres bêtes, détaillées par le boucher, sont rendues aux habitants du village ou des villages avoisinants. Dans la grange, il y avait une compagnie allemande avec la roulante et le cuisinier. C'est aussi tout près de là qu'ils déposaient leurs soldats morts avant de les conduire au cimetière de la Chapelle-Launay. Un jour, dans cette ferme, l'officier allemand avait demandé à la dame s'il pouvait rentrer dans la cuisine pour son courrier. Il avait posé des questions sur le mari qui était prisonnier et avait proposé de lui faire parvenir une lettre par l'intermédiaire de sa mère qui était postière. Il lui avait dit qu'elle pouvait écrire tous les détails qu'ells voulait car sa mère ne savait pas lire le français. Vous pensez si le mari avait été heureux de recevoir enfin une lettre avec tant de détails sur la vie de son village.
Le dimanche 15 avril en revanche le temps est beau; mais c'est alors que vont passer, loin dans le ciel, faisant entendre leur bruit inquiétant , des centaines d'avions. On sentait la libération toute proche, mais depuis le dimanche 15 avril, où l'on avait vu le ciel tout noir d'avions,des centaines qui revenaient de bombarder la Poche de Royan, nous étions très inquiets en pensant que peut-être le même sort nous attendait. Mais en même temps, nous subissions les bombardements presque tous les jours. Il suffisait que les Allemands tirent trois ou quatre coups de canon pour que les Américains ripostent par une pluie d'obus, si bien que dans notre village du Grand-Maumesson, il y a eu un mort et deux blessés. Le danger devenait une obsession, si bien que les Allemands, quand ils voulaient tirer sur l'ennemi, nous prévenaient pour que nous nous mettions à l'abri. C'étaient les Allemands eux-mêmes qui avaient dit aux empochés bouvronnais que les avions venaient de bombarder Royan. Plus de mille avions alliés avaient ainsi défilé, les 15 et 16 avril sur le front de l'Atlantique, afin de démoraliser les troupes allemandes dans une démonstration impressionnante de leur force potentielle.
Une attaque contre la Poche de Saint-Nazaire fut décidée pour le 20 avril. Elle n'eut pas lieu; on préfère ne pas imaginer les carnages qu'elle aurait immanquablement entraînés. Le 21 avril, un tir blesse un père de famille; il mourra le 4 mai.
Le 22 avril, la durée du couvre-feu est diminuée; elle va de vingt-deux heures à cinq heures trente désormais.
Mai
La paix, s'il vous plaît.
Elle se fait attendre, la paix. Le 4 mai en effet, de nombreux obus atteignent le bourg, Villefrégon dont les bois renfermaient un canon, Bâtine, la Pépinais, la Bélinais notamment. Pendant ce temps, Paris croit toute la France libérée, et la guerre tue encore à Bouvron. Le 5, le temps n'est toujours pas de la partie; il fait particulièrement mauvais: de la pluie accompagnée d'un vent fort. Mais c'est vrai; ne dit-on pas, après la pluie …
Quelques rayons d'espoir apparaissent enfin. Le 7 mai, les Allemands affirment qu'ils ont reçu l'ordre de ne plus tirer, seulement de riposter si les Américains en prenaient l'initiative. C'est une commune meurtrie qui apprend que le 7 mai a été signée la capitulation allemande. Durant neuf mois, quelque trente mille obus sont tombés sur le sol bouvronnais, tuant vingt-six civils et en blessant trente-quatre. Des villages sont presque anéantis ; le château de Vilhouin, des fermes entières sur la ligne de front ne sont plus que ruines; la mairie, l'église, de nombreuses maisons du bourg sont éventrées.
Le jeudi 10 mai, une petite caserne de FFI et Partisans s'est formée à l'école chrétienne des filles. Ce même jour, une patrouille américaine vient jusqu'à Bouvron; mais aussi des officiers qui vont jusqu'au champ de courses, pour vérifier que celui-ci n'est pas miné. Ils semblent prendre des mesures du terrain, sans doute, pense-t-on, afin d'établir un camp. En tout cas, il se prépare quelque événement. Assurément. D'ailleurs, le 10 mai n'est pas une date indifférente pour les Bouvronnais. Chaque 10 mai avait lieu, il n'y a guère, la fameuse foire de Saint-Mathurin. L'ancien pâtis de Saint-Mathurin, devenu cimetière, n'a pas été épargné; face à lui se dresse le presbytère ruiné; Saint-Mathurin était juste à l'avant-poste du bourg. Aussi, a-t-il bien droit que son jour soit mis à l'honneur.
Mais il faut attendre le vendredi 11 mai pour connaître la libération de Bouvron et de la Poche tout entière.
VENDREDI, 11 MAI 1945
La Reddition
Revue de presse d'un matin de printemps.
C'est Bouvron martyrisé qui accueille, en ce vendredi, la cérémonie de la reddition allemande. Une reddition qui aura été bien longue à venir.
Rejoignons les témoins de l'événement que sont les envoyés spéciaux des journaux de la région. Le journaliste du quotidien Ouest-France, en date des 12 et 13 mai 1945, relate ainsi son entrée à Bouvron, en venant de Fay, ce vendredi 11 mai: Nous pénétrons dans la Poche. Le cortège parvient alors à Vilhouin: Voici la laiterie de Bouvron. Sa cheminée se dresse au milieu des ruines. Dans la cour , des cars brûlés, criblés d'éclats informes de ferrailles. Les Allemands ont fait sauter le petit pont de pierre qui marquait la frontière. Les Alliés l'ont remplacé par un pont de bois. Ce n'est que fermes détruites au canon.
Une immense émotion nous étreint lorsque nous arrivons à Bouvron. Au milieu des ruines, l'église horriblement mutilée témoigne de la virulence des tirs d'artillerie. Des enfants, des hommes, des femmes nous accueillent. La joie éclate sur leurs visages.
À la sortie de Bouvron …
Autre témoignage, celui d'un journaliste de L'Avenir de l'Ouest, daté des 12 et 13 mai 1945: Venant de Fay, la colonne de soldats français et américains a repris la route que jalonnent des sentinelles américaines et françaises. À la hauteur de Vilhouin, il note: Sur la droite, un amoncellement de ruines indique l'emplacement d'une des grosses laiteries de la région; à gauche, des ruines également. Nous franchissons un pont de fortune, la bataille, ici, a fait rage.
Bouvron, ou plutôt ce qui en reste, nous accueille avec joie. Malgré l'ordre qui leur avait été donné, de nombreux habitants n'ont pas voulu abandonner leur foyer, leur pays. Ce sont eux qui ont pavoisé les vestiges de leur vieille église, les ruines de leurs habitations.
À un croisement de routes, un soldat de la "Military Police" aiguille la caravane sur un vaste pré de forme rectangulaire.
En revanche, c'est avec lyrisme que s'exprime l'envoyé du Populaire de l'Ouest , dans un article daté des 12 et 13 mai: C'est à Bouvron, village en ruines, que la capitulation du général Jung a été consommée. Depuis longtemps déjà la terre n'y fleurit plus du travail de l'homme. Les marguerites, les coquelicots ont envahi la terre. [...] Les maisons, trouées, béantes, livrent à tout venant leur secret dévoilé. L'herbe gagne la route. C'est un village en ruines. C'était un village en guerre. Sur le seuil des maisons, les figures reparaissent. Le maréchal-ferrant n'a pas abandonné l'enclume, et frappe lentement de ses deux bras puissants sur le fer […]. Çà et là, dans la terre, la glaise apparaît. L'obus est tombé là … Mais le drapeau qui flotte à la branche du pommier, dans la campagne fleurie par un beau mois de mai, signale à ceux qui viennent, que la guerre est finie … que Bouvron la martyre a fini de souffrir, et que maintenant c'est la vie.
Il y a quelques jours seulement, la patrouille avançait dans un terrain perdu. Dans le café du village, tout près d'un petit pont, un homme de New-York surveille les allées et venues des promeneurs solitaires […].
Service d'ordre "M.P." puis c'est un champ carré qui depuis fort longtemps n'est plus labouré […].
Enfin, un article de L'Éclair en date du 6 mai 1965, rapporte le récit d'Étienne Couëdel, un Bouvronnais, témoin de l'entrée des militaires à Bouvron. Il était en train de déblayer les décombres de la maison de Pierre Juhel, face au bureau de Poste: Pendant une bonne heure, des convois américains et français passaient […] devant la maison, empruntant la route de Campbon […]. J'ignorais que ces camions tournaient en haut du bourg pour se rendre à l'hippodrome.
Ce fut une voisine qui vint nous dire que la reddition allemande allait avoir lieu. En courant, nous nous sommes rendus à l'hippodrome, mais aux trois routes, un colosse américain nous arrêta. Nous avons donc regardé la scène d'assez loin, car il était inutile d'essayer entrer au Grand-Clos, il y avait une sentinelle tous les dix mètres !
La prairie du Grand Clos offre une heureuse image printanière alors qu'on distingue, au loin, les ruines de l'église. Sur le passé meurtri, le renouveau est attendu.
Un ultime geste.
Il est près de dix heures. On attend.
Dans quelques instants, l'Histoire va écrire l'une de ses grandes pages, à Bouvron. Les soldats alliés sont là. Les troupes attendent: le 8e Cuirassiers et la 66e D.I. américaine d'où émergent, flottant au vent, drapeaux et étendards. A gauche, la fanfare de la 66e D.I.. Cinq automitrailleuses américaines, parfaitement rangées, constituent un fond impressionnant pour la scène qui va se vivre. On attend.
Enfin, un long cortège de voitures; les véhicules s'arrêtent dans une prairie voisine. Des hommes descendent, s'avancent. Les généraux américains Kramer, commandant la 66e division, son adjoint Forester, chef militaire pour la Poche nord, et le chef d'état-major, le colonel Keating. Est aussi présent le général français Chomel, accompagné des membres de son état-major. De nombreux représentants de l'autorité civile, comme le préfet M. Vincent, sont venus assister à la cérémonie.
Il est exactement dix heures.
Trois voitures allemandes paraissent, s'arrêtent. Cinq officiers allemands, dont le général Junck, commandant la forteresse de Saint-Nazaire, descendent. Le colonel Keating les conduit devant le général Kramer. La cérémonie va avoir lieu. Silence.
Au garde-à-vous, le général Junck déclare en allemand: "Général, je remets entre vos mains les forces armées allemandes qui étaient sous mes ordres à Saint-Nazaire. En symbole de cette reddition, je vous remets mon arme personnelle. …"
Il tend son arme que prend le général Kramer:
"Au nom des forces alliées, j'accepte votre reddition. Vous serez traités en prisonniers, conformément aux lois de la guerre."
Quelques mots; la remise d'une arme. La France est libre.
C'était à Bouvron, le vendredi 11 mai 1945, un matin de printemps.
Tâcher de revivre.
Toute la journée ne cessèrent de passer des camions, des voitures, des motos de militaires américains et français. C'était aussi le retour des prisonniers qui attendaient de l'autre côté de la Poche des nouvelles de leur famille qui était, elle, encore prisonnière. Ce fut le retour de ce prisonnier bouvronnais, revenant d'Allemagne, n'ayant reçu aucune nouvelle de sa famille depuis plus de dix mois, et qui apprit que quinze jours auparavant sa mère était morte. Qu'on ne s'imagine donc pas une joie unanime et débordante. Certes, on était soulagé. Mais Bouvron était en ruines. Des familles avaient été durement frappées par la mort de l'un de leurs membres. C'était la fin d'un cauchemar, mais la réalité demeurait encore rude.
Voici comment le 8 mai le général Chomel, commandant la 25e D.I. et le Secteur F.F.L.I., s'était adressé aux hommes qu'il dirigeait alors:
"Officiers, sous-officiers et volontaires, la garnison allemande de Saint-Nazaire a capitulé…
Il fallait contenir les forces allemandes à Saint-Nazaire sans distraire à l'effort principal un seul canon, un seul char, un seul avion. Vous l'avez fait avec une abnégation, un courage, un entrain auxquels vos chefs rendent hommage…
Demain, vous entrerez dans ce dernier coin du sol de la Patrie. Souvenez-vous que vos compatriotes ont souffert plus longtemps que vous. Aidez-les…"
1949-1951 : Le monument.
Un actif comité.
Jusqu'en 1949, ce sera une croix de Lorraine en bois qui va rappeler l'événement. Le monument actuel n'a été possible que par la création, le 1er juillet 1947, du Comité d'érection du Monument de la reddition de la Poche de Saint-Nazaire, comité présidé par M. Jean Caux. Les présidents d'honneur étaient M. de Serrant, maire de Bouvron et M. le Curé de Bouvron. Quant aux autres membres actifs (vice-président, secrétaire, trésorier, divers adjoints à ces postes et assesseurs), ils étaient au nombre de quatorze: Jean Birgand, sœur Marie, François Martin, Pierre Guilbaud, Mlle Simone Rigal, René Bohéas, Émile Hervé, Étienne Couëdel, Gaston Couëdel, Auguste Plissonneau, Jean Guiné, Jean Briand, Albert Couëron et Pierre Juhel.
Voici comment M. Jean Caux, président du comité, présentait son projet: "Ce sera donc sur ce même endroit, désormais historique, qu'a été retenu l'emplacement du Monument; ne doit-il pas rendre hommage à la mémoire des Morts, Combattants alliés, Soldats français, Résistants, Victimes civiles; ne doit-il pas perpétuer ce que nous avons souffert; ne doit-il pas montrer aux générations futures le prix de la liberté, être un souvenir pour ceux qui vécurent l'Occupation, une borne sur le chemin de l'honneur et de la victoire."
Le 26 juillet 1949, le Président du Conseil autorise l'érection du Monument commémorant la reddition des troupes allemandes de la Poche de Saint-Nazaire.
L'inauguration.
Enfin, le 9 octobre 1949, le monument actuel est inauguré par le général de Larminat, qui déclare: "Ce menhir moderne témoignera à jamais de nos sentiments de reconnaissance… Vous avez vécu pendant l'occupation des journées de détresse. Je suis heureux et fier de vous voir aujourd'hui à l'honneur."
Ce monument est dû à l'architecte Ganuchaud
La visite historique du Général de Gaulle.
Une nouvelle fois, au même endroit, Bouvron allait avoir rendez-vous avec l'Histoire. Le matin, en effet, du dimanche 21 mai 1951, Bouvron va recevoir la visite du Général de Gaulle.
Venant de la côte, les voitures officielles sont parvenues dans le bourg par la route de Savenay; on pouvait lire, sur un arc de triomphe dressé pour l'occasion: "Bienvenue au Libérateur".
Environ trois mille personnes attendaient le Général sur le site de la Reddition. À neuf heures quarante-cinq, Charles de Gaulle descend de sa voiture sous les acclamations enthousiastes de la foule. C'est M. Patrice Walsh de Serrant, conseiller général et maire de Bouvron, qui l'accueille afin de le conduire au pied du monument pour qu'il y dépose une gerbe sur laquelle était simplement inscrit "Général de Gaulle".
M. de Serrant prononce un discours rappelant le martyre de Bouvron, la reddition du 11 mai 1945 et le rôle du monument.
À son tour, le Général de Gaulle monte à la tribune:
"Le Maire de Bouvron vient d'exposer particulièrement bien et de la manière la plus noble le sentiment de tous ceux et celles qui sont ici […].
Il a évoqué les événements qui ont donné lieu à l'érection du monument auprès duquel nous sommes aujourd'hui […].
Le 11 mai 45 […], cet événement n'avait pas seulement une signification locale, car ce qui s'était passé autour de Saint-Nazaire n'était qu'un épisode à travers l'histoire si cruelle de la guerre, mais aussi nationale. La défense nationale n'a en effet jamais cessé; il n'y eut pas d'armistice qui l'ait terminée parce qu'on n'en finit jamais avec la France.
Aujourd'hui aussi, en face d'un avenir qui paraît sombre, cette cérémonie était utile, généreuse, parce qu'elle rassemble les esprits.
Alors, quoi qu'il en soit, ce qui fut fait plus près de nous et ce qui l'a été de siècle en siècle pour la défense de la France, tout cela ce ne sont que des anneaux d'une même chaîne, la vie et la grandeur de la France.
Je n'ai pas à évoquer ici la vie et la grandeur de la France; c'est un héritage légué par nos pères, c'est la mission que nous avons remplie et c'est elle que, s'il le faut, nous remplirons encore, nous, nos enfants et les enfants de nos enfants.
Vive la France."
Puis, avec la foule entière, le Général de Gaulle entonna la Marseillaise.
Ensuite, il signa un document que lui présenta le maire de Bouvron et il alla le placer au pied du monument, dans une cavité prévue à cet effet. Il salua les drapeaux, s'entretint avec diverses personnes et sous les acclamations de l'immense foule gagna, en cortège, le bourg et l'église pour y entendre une messe célébrée par l'abbé Ploquin. Madame de Gaulle l'attendait dans le choeur. Un Te Deum fut chanté.
Une fois la messe dite, le Général, sur le parvis de l'église, serra de nombreuses mains. Puis, il regagna sa voiture et le cortège officiel quitta Bouvron à onze heures quinze, sous les "Vive de Gaulle!". Il se dirigeait vers Nantes.
C'était un dimanche matin, ce 20 mai 1951, que Bouvron avait de nouveau eu rendez-vous avec l'Histoire.
D'après À Quéhillac dans la Poche de Saint-Nazaire, Bouvron et ses villages de la guerre à la Libération, août 1944 – 11 mai 1945, Éditions Pays et Terroirs, Cholet (juillet 2004). Cet ouvrage est accompagné de nombreuses photographies originales, de dessins et de plans.